« Vite ! que ta pitié vienne au-devant de nous, car nous
sommes au plus bas. Aide-nous, Dieu notre sauveur » écrit le psalmiste. Ou
selon les paroles de Stan Rougier : « Que Ta miséricorde nous
devance ! Nous n’en pouvons plus ! Aide-nous, Dieu Sauveur ! ».
Bien souvent en tant que membre de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de
la Torture, nous avons l’impression de répéter encore et encore ces paroles,
d’entendre plainte sur plainte sans jamais voir le bout du tunnel. Finie la
belle période de l’après chute du mur, où nous pouvions et voulions croire à la
fraternité, et où Guy Aurenche pouvait proclamer : « Plus de torture
en l’an 2000 ! » Aujourd’hui nous déchantons, et sommes souvent tentés
par le découragement face à toutes les situations confuses, douloureuses,
terrifiantes que vivent les gens qui ont le courage de dénoncer la torture ou
de s’opposer à un pouvoir dictatorial dans maint pays de par le monde. Ainsi,
notre groupe soutient depuis plus de cinq ans Gong Shengliang, un pasteur
protestant enfermé en Chine pour appartenir à une Eglise non reconnue. L’État
chinois l’a fait condamner à 15 ans de prison pour de prétendus viols, en se
fondant sur de faux témoignages. Or nous savons que depuis deux ans, il a fait
un AVC qui le handicape lourdement. Il est vraiment, comme le dit le psalmiste,
« au plus bas ». Malgré nos demandes répétées, il n’a obtenu ni
libération, ni remise de peine. Mois après mois, nous lui envoyons une carte
signée par tous ceux qui assistent à la réunion mensuelle, pour l’assurer de
nos pensées et prières fidèles. Alors que faire face au mal qui nous
semble envahir la planète ? Courber l’échine, renoncer, ranger le stylo et se
taire, laisser les hommes s’entretuer, se torturer les uns les autres sans
plus regarder les infos ?
Pas question ! Au
contraire ! Mon engagement à l’ACAT, motivé par le texte de l’évangile de
Mathieu, que nous lisons et citons souvent, dont à mes yeux, la deuxième partie
incite plus encore à s’engager que la première, est source de richesses
inestimables qui peuvent expliquer largement la grande fidélité de ceux qui
s’engagent dans la lutte difficile contre la torture. Étonnant, paradoxal, me
direz-vous ? Je vais tenter de vous surprendre : depuis que je suis
membre de l’ACAT, je sais que chaque fois qu’un homme devient le bourreau de
son semblable, d’autres sont là, se lèvent pour dénoncer, pour accuser, pour
panser les blessures aussi, pour crier à la face du monde que ce traitement
inhumain, cruel et dégradant n’est pas admissible. Quelques exemples de
ces gestes admirables là-bas, dans les pays : je suis toujours pleine
d’admiration pour les ACAT qui naissent à travers le monde dans des pays où la
liberté d’expression, de pensée n’existent point. Je garde en mémoire ces
membres de la Fédération Internationale des ACAT et prie pour eux car ils
s’engagent dans plusieurs pays d’Afrique, comme le Bénin, la République
Démocratique du Congo ou celle du Mexique, tout en sachant que leur
appartenance à notre mouvement les expose à être arrêtés, emprisonnés, voire
menacés de mort, ce qui en a contraint plus d’un à s’exiler dans un pays voisin
ou en Europe. Quel courage ! En Mauritanie, Aminetou Ely, mariée à l’âge
de 13 ans, mère à 14 ans, enfant d’une grande famille traditionnelle s’est
transformée en activiste féministe et anti-esclavagiste. Elle dénonce la
situation : « Nous vivons dans une société de totale impunité. Les
femmes n’ont pas accès à la justice, et le mariage précoce est fait pour
protéger la famille et son honneur. L’arsenal de lois adoptées contre
l’esclavagisme est uniquement une vitrine pour l’international. Les militants
anti-esclavagistes sont arrêtés et il y a encore des enfants qui naissent
esclaves dans mon pays. » Au Congo, quand les exactions, les viols se
multiplient contre les femmes au cours de la guerre civile, un médecin, Denis
Mukwege, appelé « l’homme qui répare les femmes », gynécologue et
militant des droits de l’homme se lève et opère les femmes violées pour leur
rendre leur dignité parce qu’après les viols elles sont rejetées même au sein
de leurs familles. Il a été récompensé par de multiples prix et notamment le
Prix Sakharov, remis au Parlement européen en 2014, lors d’une séance très
émouvante. Récemment encore, une journaliste biélorusse, Svetlana Alexievitch,
qui depuis des années affronte les intimidations et reproches des politiques
dans son pays d’où elle a fui parfois en Allemagne notamment, a reçu le prix
Nobel de littérature pour ses courageux ouvrages, recueils de témoignages
rassemblés au fil de longues années pour dénoncer le mépris des tyrans face aux
gens du peuple, aux victimes de Tchernobyl, aux victimes du pouvoir soviétique,
aux victimes des guerres. Et le Prix Nobel de la Paix a été attribué à ce que
l’on nomme le “quartet”, qui unit le syndicat UGTT (Union générale tunisienne
du travail), la fédération patronale Utica (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat),
la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Ordre national des avocats. La
reconnaissance des Occidentaux pour le courage de tous ces gens est très
précieux car au cœur « des douleurs de l’enfantement » que mentionne
l’apôtre Paul, là où « la terre tout entière gémit », elle offre à
ceux qui souffrent de « garder l’espérance », de croire encore au
droit, à la justice et les « attendre avec persévérance ». Ces Prix sont aussi un encouragement pour
notre lutte à nous, car nous nous sentons moins seuls à intervenir pour les
journalistes, les médecins, les avocats, les défenseurs des droits de l’homme
qui risquent leur vie pour défendre leurs frères.
Et ici, chez nous ? Bien
souvent, timorés, nous hésitons même à apposer une signature au bas d’une
lettre craignant de ne pas pouvoir voyager librement dans tel ou tel pays. Les
paroles de Jésus prennent tout leur sens : « tout ce que vous n’avez
pas fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous ne
l’avez pas fait ». Ces paroles suivent une longue énumération de
privations variées, dont nos semblables souffrent toujours aujourd’hui. Et les
menaces qui suivent à l’adresse de ceux qui n’agissent pas sont dures :
« ils s’en iront, ceux-ci, au châtiment éternel ». Or nous ne
risquons absolument rien chez nous, surtout en comparaison avec les engagements
risqués de nos frères. N’attendons plus, n’hésitons plus : chaque fois que
nous avons l’occasion d’envoyer une lettre, de signer une pétition, en un clic
sur notre ordinateur, nous DEVONS le faire. Il nous en coûte si peu !
Luttons contre le terrible et stérilisant individualisme que nous laissons se
répandre par facilité, par confort, par ignorance. Quand nous avons envie de
fermer les yeux face à l’arrivée de tant de migrants, de tant de gens qui
fuient guerre et destruction de leurs maisons, de leurs villages, de leurs
villes, quand nous voulons dire qu’ils sont trop nombreux et que nous ne
voulons pas les accueillir, rappelons-nous ce que vivaient nos ancêtres dans
cette même vallée il y a cent ans. En 1915 mes quatre grands-parents, âgés de
10 à 16 ans, d’abord terrés dans les caves, ont dû quitter Stosswihr et
Soultzeren détruits, pour fuir les obus et la mort, de nuit par les chemins
forestiers vers la Schlucht et les Vosges où ils ont passé toutes les années de
la guerre. L’accueil n’était pas toujours très chaleureux non plus, mais ils
ont pu vivre, travailler là-bas avant de rentrer à l’issue du conflit.
Rappelons aussi la création de la Cimade, en 1939, au moment où tant
d’Alsaciens vivant près de la frontière ont été évacués dans le Sud-Ouest de la
France. Qui sait si un jour il ne se trouvera pas dans une situation où il
devra fuir ? Ne sera-t-il pas soulagé de savoir que des semblables sauront
faire preuve de solidarité et l’accueilleront, l’aideront ?
Après cette comparaison entre ce que nous savons du courage des uns et
de la timidité des autres, je tiens à souligner la richesse des liens qui se
nouent au sein de notre association. À diverses échelles, nous tissons des
liens entre nous, engagés pour défendre les droits bafoués des autres. Nous
vivons depuis des années dans notre groupe de la vallée de Munster, qui se
retrouve fidèlement chaque deuxième lundi du mois dans un autre lieu, des
relations fraternelles et amicales qui nous soudent les uns aux autres, et
comme notre association, quoique fondée en 1974 par deux protestantes, Edith Du
Tertre et Hélène Engel, est œcuménique, nous sommes très heureux de nous
côtoyer, de nous découvrir mutuellement dans nos vies de foi et de mieux nous connaître. Notre
prière commune nous fait vivre des moments très intenses. Lors du dernier
rassemblement régional aux Trois Epis, fin octobre, nous avons d’ailleurs
rencontré des responsables d’une association musulmane pour dialoguer avec eux,
et lutter contre les amalgames hâtifs, qui alimentent les peurs orchestrées
dans notre société. De tels rassemblements, en région, ou les assemblées
générales de l’ACAT sont toujours des moments privilégiés et fructueux avec d’autres membres ;
nous échangeons des idées d’actions, de lectures, de solidarité face à
l’adversité et entendons bien souvent des témoignages de joie face aux bonnes
nouvelles qui nous confortent dans notre lutte. Mieux encore, nous voyons
naître des liens entre nous ici et tous ceux que nous soutenons au loin. Par
notre recherche d’informations sur les pays concernés, nous comprenons un peu
mieux la situation de ceux qui sont emprisonnés. L’ACAT nous fournit des
documents précis qui nous aident à y voir un peu plus clair, à lever le voile
de la situation réelle de certains pays que les guides touristiques présentent
pourtant comme idéaux : Egypte, Maroc, Chine. Par les missions de
personnes envoyées sur place nous apprenons ce qu’il en est réellement. Je peux
vous dire que quand on s’engage dans notre association, on ne regarde plus la
télé, on ne lit plus les journaux comme avant. On devient attentif aux petits
entrefilets discrets, on apprend à lire entre les lignes d’un article sur
certains pays, on affectionne les émissions tardives à la télé. Même si depuis
quelques années il est de plus en plus difficile d’y voir clair notamment dans
maint pays d’Afrique, ou en Syrie, nous savons que l’ACAT ne nous propose de
signer des cartes, des lettres que pour des situations bien avérées, bien
documentées, pour ne pas risquer notre crédibilité. Mais le lien le plus fort
que nous avons la chance d’expérimenter, vous le connaissez : c’est celui
de la prière. Depuis des années, nous prions après avoir écrit une lettre en
faveur d’un prisonnier maltraité, injustement détenu, dont on est sans
nouvelles, et nous sommes persuadés que cette prière est plus efficace encore
que le courrier, qui finira peut-être bien à la poubelle d’ailleurs. La prière
représente un temps de pensée fraternelle, d’attention pour l’autre démuni,
torturé, qui se croit abandonné de tous, livré sans protection à ceux qui
veulent le détruire. Après le temps de l’écriture nous le remettons entre les
mains de Dieu ; et bien souvent les prisonniers libérés témoignent de
l’efficacité de ces prières : sans savoir pourquoi, ils notent une
soudaine amélioration du traitement qu’on leur réserve, ils bénéficient d’un
repas plus décent, d’un mot moins sévère de la part d’un gardien, ils
obtiennent les soins médicaux qu’ils attendaient vainement depuis des mois.
Plusieurs détenus libérés ont aussi simplement senti une force les habiter qui
les a empêchés de sombrer dans le désespoir et les a aidés à se remettre
debout. Les amitiés les plus fortes naissent au cours des correspondances
suivies entre des membres de l’ACAT et des prisonniers des couloirs de la mort,
aux États-Unis principalement. La correspondance tisse des liens pendant des
années, et souvent les Européens voient le condamné évoluer, mûrir, et même grandir
dans sa foi parfois. Nous connaissons plusieurs membres de l’ACAT qui ont fait
le voyage auprès de ces détenus particuliers, soit pour une visite, soit pour
assister à leur exécution. Et c’est alors un ami qu’ils rencontrent ou qu’ils
accompagnent vers la mort.
Vous comprenez bien que ces liens sont une richesse fabuleuse qui
alimente notre foi, qui nous aide à apprécier la vie, qui nous apprend à dire
notre reconnaissance à Dieu pour la liberté qu’il nous offre ici. Et cette
liberté nous la mettons en pratique chaque fois que nous nous renseignons, que
nous écrivons et prions pour les opprimés, les torturés. Alors n’ayons pas
peur ! Malgré la difficulté de la tâche, malgré le nombre croissant de
situations terribles, nous croyons que les hommes de foi, les hommes de bonne
volonté seront plus forts, avec l’aide de Dieu. À bon entendeur salut, et
cordiale invitation à chacun de vous : venez nous joindre à nous !
Amen.
Martine
Meyer, 15 novembre 2015